Artemia est née dans une famille beaucoup trop riche pour son bien. Etouffée par les conventions et les attentes de ses parents, elle trouve le moyen d'avoir une enfance plutôt heureuse : joyeuse et curieuse, elle est avide de savoir et d'aventures, et ne s'empêche aucune joie malgré le regard souvent désapprobateur de sa mère. Ses rires et sa façon de se passionner chaque jour pour une nouvelle chose sont en réalité une adroite façon de dissimuler sa profonde solitude, amplifiée par une rupture très brutale de son amitié avec le petit Dante. Leur relation fusionnelle s'arrête effectivement du jour au lendemain sur une dispute au goût amer de l'incompréhension et du mensonge. Cet épisode conditionnera, à son grand désarroi, les quinze années suivantes de sa vie.

Artemia s'habitue dans les grands couloirs de la maison familiale à une vie de solitude. Elle rencontre peu de gens de son âge, n'est proche que de son cousin, ne voit de monde qu'aux événements caritatifs auxquels elle est tenue d'assister pour faire honneur à ses parents qui ont tenu à lui offrir les meilleurs précepteurs pour lui faire classe à la maison. Elle ressasse sa colère, la façonne et l'arbore comme une armure impénétrable pour la laisser exploser uniquement en présence de celui qui ne quitte jamais vraiment ses pensées. Parce qu'ils ne se perdent jamais vraiment de vue, Dante et elle. Ils fréquentent les même sphères, les mêmes lieux. Ils se croisent souvent, se suivent sur les réseaux sociaux, et bientôt les médias se repaissent de leurs rixes fréquentes. Ils sont la jeunesse dorée de Palerme, incapables de se faire oublier, incapables de s'ignorer. Leur haine mutuelle devient notoriété publique, et une bonne partie de la population attend impatiemment de savoir quel nouveau mauvais coup l'un aura fait à l'autre.

C'est comme cela qu'elle devient connue, Artemia. Elle attire l'attention des médias, et avec eux des gens qui dirigent les médias, et des gens qui profitent des médias, et on la contacte pour tel article, pour telle publicité, et rapidement elle ne vit plus seulement de l'argent de sa famille mais a un semblant de travail. Elle quitte comme ça la maison de son enfance pour emménager dans son premier appartement, au bord de l'apoplexie dans un foyer qui l'oppresse depuis toujours. Ses parents n'en sont pas ravis, mais l'espace de quelques années, elle croit avoir gagné sa liberté.

Personne ne gagne jamais contre sa mère, pourtant. Suite à la révélation d'une de ses liaisons avec une jeune femme russe immigrée illégalement, Artemia doit plier face au chantage que lui fait sa génitrice. Les termes en sont simples : elle doit épouser le parti qu'ils lui ont trouvé dans le but de solidifier une alliance entre familles, ou bien son amante sera dénoncée et renvoyée dans le pays qu'elle a fui. Alors Artemia renfile son armure et accepte les termes imposés par sa mère, et rencontre son futur époux dans le salon bleu de la maison matriarcale.

Elle pensait que ça ne pourrait pas être pire, après avoir appris qu'elle devrait se marier. Elle pensait qu'elle avait touché le fond. Mais quand Dante Motisi a franchi le pas de la porte, le visage décharné par la drogue et une récente tentative de suicide, quand elle a compris qu'elle aurait pour époux son ennemi de toujours, Artemia a vu sa vie se dérober sous ses pieds. Le semblant de tranquillité qu'elle s'était construit a volé en éclat à cet exact moment, alors qu'elle giflait Dante par habitude plus que par conviction.

Ils n'ont pas pu y échapper, à ce mariage. Artemia a traversé des moments très durs entre l'annonce de son mariage et la cérémonie, incapable de se retrouver, de retrouver celle qu'elle était, de rassembler les pièces de l'armure et de les endosser à nouveau. Etrangement, cette épreuve commune les a rapprochés, Dante et elle, alors qu'ils faisaient front contre leurs familles respectives et contre un futur qu'ils abhorraient déjà. Pendant leur lune de miel, elle apprend la raison pour laquelle Dante l'a rejetée lorsqu'ils étaient enfants. Sa haine se tait un peu, se mue en rancœur, et elle s'apaise suffisamment pour supporter l'existence de son époux. Peut-être même un peu plus.

Et alors qu'elle pense qu'elle va enfin pouvoir rassembler ses esprits, essayer de faire le tri entre ses sentiments pour son époux et sa colère qui lui échappe et la laisse sonnée, sa mère lui annonce qu'elle a profité de l'énorme publicité qui a entouré le mariage pour la présenter aux élections pour le rôle de maire de la ville. L'idée est absurde. Artemia ne sait pas quelles cordes elle a dû tirer pour la pousser jusque-là, elle qui n'a approché la politique que lors de l'organisation de quelques événements caritatifs ou lors de prises de position publiques en faveur de l'écologie. Elle n'a aucune chance, et à nouveau elle se retrouve coincée entre ce que veut sa mère, ce qu'elle voudrait, et la réalité. Alors la colère se réveille.

Elle fait campagne, Artemia. Elle en perd le sommeil, elle en perd l'appétit, elle apprend tout ce qu'elle n'a jamais su sur sa ville, sur la politique du pays, sur l'économie, sur la mafia ; elle s'entoure des conseillers qu'elle ne voyait à l'époque que serrer la main de son père avec un air solennel, et elle écoute ses tripes pour les sélectionner. Elle n'a pas beaucoup de temps, elle n'a aucune chance d'être élue face aux candidats aux visages déjà familiers. Mais elle a la rage. Elle veut qu'on la laisse. Elle veut reprendre sa vie en main. Elle veut prendre les rênes, elle refuse de subir à nouveau les décisions qu'on lui impose. Elle ne sait pas si sa mère a voulu l'humilier, lui donner une leçon, lui faire goûter à son univers ; elle refuse de savoir. Elle a un objectif à nouveau, une chance d'exister à nouveau en tant qu'elle-même, et non plus en tant que la fille de sa mère ou l'épouse de son mari.

Et elle les gagne, ces élections. Rien ne se passe comme prévu, rien ne se passe sans heurts - Dante se présente également, dans l'unique but de critiquer la compétition et d'inviter le monde à voter pour sa femme, et puis des petits malins se faisant passer pour des fantômes vengeurs divulguent des secrets sur chacun des candidats dans le but de les faire passer pour des menteurs. Et alors qu'elle pense avoir à nouveau tout perdu, les ballots la donnent gagnante. Elle est la nouvelle maire de Palerme.

Depuis, elle a nommé à ses côtés l'une des seules personnes en qui elle a confiance, un jeune homme du nom de Jake qui a de l'expérience en politique internationale et avec lequel elle a peut-être eu quelques échanges d'ordre intime quelques années auparavant. Ils ont toujours eu une relation très houleuse ; Artemia avait l'habitude de lui rappeler qu'elle ne l'appréciait que lorsqu'il avait bu, ce grand empoté anglais. Aujourd'hui, les tensions semblent s'être apaisées. Artemia n'est pas certaine d'apprécier ça ; sûrement parce que ce semblant de paix est trop associé à un regard terriblement triste, terriblement éteint, qu'il arbore depuis quelques mois. Peut-être parce que sa poitrine se serre quand elle le voit perdre l'appétit. Peut-être parce qu'elle voudrait, parfois, le serrer contre elle jusqu'à ce qu'il se sente à nouveau vivant.

La vie d'Artemia en est à ce stade un peu étrange où tous les repères ont disparu, et où les nouveaux sont aussi flous qu'elle n'arrive pas encore à s'y raccrocher. Embarquée dans un mariage qui chamboule tous les sentiments de toute sa vie, à la tête de la capitale de sa région, éprouvant sûrement trop d'affection pour celui qui devrait n'être que son adjoint, elle doit trouver le temps et l'énergie de se retrouver.