1994 | Dante naît dans une branche puissante de la famille Motisi, spécialisée dans le trafic de drogue et connue de toute la ville. Ses parents sont riches, très riches, et on dit que la famille est implantée là depuis des siècles – ils le disent, en tout cas. Il n’y a aucune preuve.
2001 | Diagnostic et départ.
2002 | Artemia disparaît de la peinture de sa vie.
2006 | Suite à de nombreux problèmes de comportement et d’apprentissage, Dante redouble, mais ne va pas plus à l’école pour autant. Il commence des excès qui ne feront que grandir.
2011  | Au cours de l’un de ses nombreux voyages imprévus, il a ce qu’il appellera un « petit accident » qui lui valent quelques jours dans le coma et un aller-retour tout frais payé en désintox qui n’ira nulle part.
2015 | Sortant à la surprise de tous de l’école d’animation avec un diplôme pas trop mauvais, Dante continue une vie que beaucoup qualifieraient, avec raison, de débauché, et n’est pas franchement intéressé par l’idée de gagner sa vie.
Juin 2018 | Une overdose l’envoie en désintox encore une fois, et en sortant, il tombe dans les bras d’un jeune dealer russe nommé Aleksy. C’est le début d’une aventure qui se rapproche de l’amour – c’est aussi le début de la torture pour le russe.
Avril 2019 | Pour faire plaisir à sa mère qui ne supportait pas cette relation, Dante rompt cruellement avec Aleksy, mais les conséquences qui s’en suivent ont raison de son envie de vivre et il tente de mettre le feu à sa maison, lui en plein centre. Sa voisine le sauvera in extremis et ils sortiront ensemble, lui se réveillant sur un lit d’hôpital pour recevoir un coup de fil de sa mère. La TS a été couverte comme un accident de gaz, et sa mère lui a accordé une chose : une chance de continuer sa relation amoureuse en échange d’un mariage de convenance.
Août 2019 | Il a accepté sans se poser de questions, n’apprenant que quelques mois plus tard que la mariée n’était autre que son ennemie de toujours et la femme de sa vie. Son monde s’écroule une énième fois.
Février 2020 | Aleksy n’a pas accepté, et finalement, ils ne se sont pas revus. Les fiançailles, elles, continuent bien.
Août 2020 | Mariage.
Septembre 2020 | Milo, son meilleur ami, quitte la ville et le pays. Au bord du craquage, Dante se réfugie chez Artemia, et ils se rapprochent sans se l’avouer. Ezio vient quelques semaines plus tard se réfugier chez Dante. Aujourd’hui, il n’est toujours pas parti, et la vie continue.

« Bouh ! » Elle sursaute, petite brune trop heureuse, puis éclate de rire, alors qu’il est encore à moitié dans le placard, les jambes emmêlées dans les manteaux en fourrure de maman et les cheveux en pagaille. Elle dit qu’il n’a pas écouté les règles, qu’il devait rester caché, que le but n’était pas de lui faire peur, que maintenant, du coup, elle l’a mangé, mais lui il s’en fiche qu’elle le mange, parce qu’elle a de belles dents, et une belle bouche, et quand il sera grand, il pourra l’embrasser sur la bouche comme ses parents font. « Chéri, on y va ? » Il secoue la tête, et Vittoria soupire mais garde un sourire attendri. C’est lui qui décide, c’est lui le petit prince, c’est lui le cadeau du ciel, alors ils resteront chez Artemia jusqu’à ce qu’il tombe de fatigue s’il le faut, et Maman n’aura qu’à attendre et prévenir Papa qu’ils rentreront plus tard et de garder le dîner au chaud.

Aujourd’hui, Dante n’a pas eu besoin d’aller à l’école, parce qu’il avait rendez-vous chez le docteur de la tête. Les adultes lui ont expliqué quelque chose sur une fille qu’il avait poussée par terre pour rigoler et sur les limaces avec lesquelles il jouait, mais il n’a pas vraiment écouté, parce que ce n’est pas très intéressant, les conversations d’adulte. Il a parlé avec la madame docteur et ensuite elle a parlé avec Maman, mais Maman n’a pas parlé sur le chemin du retour alors lui, il a joué avec son skate, et elle n’a pas crié parce qu’il n’avait pas bien mis son casque. Ils ont parlé ensemble, Papa et Maman, et il lui semble qu’ils se sont disputés, parce que Papa n’arrêtait pas de dire que tout allait bien se passer, et Maman ne faisait que lui dire qu’il était bête. Ca fait longtemps que c’est fini, maintenant, et Dante, tout seul dans sa chambre, il s’ennuie, alors il roule sur son skate dans le couloir, puis dans les escaliers, et il tombe, tombe, tombe, et il s’écrase tête la première sur le sol, à quelques mètres de ses parents. Il pleure un peu, Dante, et il se redresse quand même en rigolant, parce qu’il sait que Maman va le prendre dans ses bras et lui faire des bisous magiques, alors il tend les bras et il attend qu’on le porte – pourtant, il se fige bien vite en rencontrant le regard de Vittoria. Là, au fond des pupilles, il y a quelque chose qu’il ne connaît pas encore, et qui lui donne froid dans le dos. La peur. Vittoria Motisi n’a peur de personne, pourtant. Alors Dante reste immobile, confus, et il arrête de pleurer dès qu’elle lui tourne le dos et qu’elle quitte la pièce.

Treize bougies sur ce gâteau légèrement tendancieux que Roger a dû commander à reculons. C’est la première fois qu’il est censé faire son anniversaire avec ses amis. C’est le majordome qui l’avait conseillé, une pointe de pitié dans le regard, incapable de l’imaginer un anniversaire de plus en train de traîner nerveusement dans la maison avec l’espoir vain que ses parents réapparaissent. Dante souffle sur les bougies et fait un grand sourire au vieil homme avant de se diriger vers le cabinet à alcool de son père. Roger pense que ses amis ne sont pas venus. Dante n’a pas le cœur de lui dire qu’il ne les a pas invités, qu’il ne leur a même jamais dit son réel anniversaire. S’il sourit, les autres n’y verront que du feu. « Allez Roro, pour me faire plaisir. Je suis grand maintenant. » Roger n’a jamais aimé le whisky. Il trempe tout de même ses lèvres dans le verre pour lui faire plaisir. Dante apprend à aimer le goût.

« Le tissu est trop touché, c’est trop risqué. C’est un Motisi. » Il cligne des yeux et la lumière trop blanche de l’hôpital agresse ses pupilles, mais s’il grimace, c’est surtout à cause de la douleur dans sa main gauche. Doucement, il penche sa tête pour la voir, et le plâtre ne parvient pas à cacher l’extrémité carmine, brûlée, calcinée. « C’est un enfant, docteur … » Ils doivent se dire qu’il a été drôlement idiot, ou un peu fou, pour être capable de demander à quelqu’un de tenir sa main dans les flammes jusqu’à ce qu’elle soit dans cet état. L’excuse du pari marchera sans doute. Personne ne le pense très intelligent. Il ne l’est sans doute pas. Un coup d’œil autour de la pièce suffit à comprendre qu’il est sans aucun doute trop naïf, en tout cas. Elle n’est pas venue. Elle ne viendra jamais. Ni Maman, ni Artemia. Les appels à l’aide n’ont aucun intérêt. Alors il fait son plus beau sourire à l’infirmière inquiète et affirme qu’il peut sortir tout seul, rappelle le poids de son nom, et fuit vers la prochaine soirée.

Il est amoureux d’Aleksy. Il n’y a plus de doute là-dessus. Entre son prénom gravé dans sa chair et la bague qu’il lui a passé au doigt, il a l’impression de voir un avenir se dessiner, quelque chose qui n’est pas tout à fait sain, pas tout à fait bon pour eux, mais qui leur ressemble. Quelque chose d’un peu monstrueux, mais qui n’a pas besoin de masque. Il voudrait l’enfermer dans une pièce et ne plus jamais le laisser partir pour être certain que personne d’autre ne le touche, pour pouvoir le voir dès qu’il le souhaite, pour le posséder entièrement. Il lui fait du mal, sans aucun doute, mais le russe semble l’avoir accepté, et lui n’a aucune envie d’arrêter.

Il avait sans doute encore été trop bête en oubliant d’être discret. C’est ce qu’il s’était dit quand Roger lui avait annoncé que sa mère l’attendait dans son bureau à Casaforte, et qu’il avait dû le répéter trois fois avant que le jeune homme ne comprenne. Il se souvient encore de ses mains moites et des tremblements dans ses mouvements alors qu’il attendait qu’on lui dise d’entrer. Il se souvient encore qu’il avait essayé de ne rien prendre avant, qu’il avait essayé de se coiffer et de bien s’habiller, qu’il n’avait pas vraiment réussi une seule de ces choses. Il se souvient encore de son cœur qui battait à cent à l’heure en imaginant mille scénarios, en essayant de se souvenir de son visage, de sa voix, de son sourire. Il ne se souvient toujours pas de son sourire. Il n’avait même pas osé la regarder dans les yeux, alors qu’elle critiquait sa nouvelle relation. Aleksy avait des liens avec le KGB, quelque chose dans le genre. Ils ne pouvaient pas attirer l’attention de la police. Il fallait que ça s’arrête. Le cœur tremblant de Dante avait explosé dans ses tympans, mais il avait acquiescé, la gorge serrée, la tête basse, comme un bon petit soldat. Il se souvenait de sa voix, maintenant. Il l’entendait toujours ordonner cette même chose dans ses cauchemars. Il se revoit toujours entrer chez Aleks et prétendre qu’il s’est lassé, qu’il ne veut plus le voir, que leur histoire n’avait pas d’importance. Il ressent encore le froid qui l’avait repris quand il avait quitté les lieux. Le froid n’était jamais reparti.

L’odeur de l’essence avait toujours été quelque chose qu’il appréciait, comme la chaleur des flammes, leur danse et leur couleur devant ses yeux. Il aurait pu y arriver. Il était censé y arriver. Pas si bête, cette fois. Il avait tout prévu. Il avait même pris soin de faire ses adieux à tout le monde. Mais il n’avait pas prévu que sa voisine idiote voudrait jouer les héroïnes. Il n’avait pas prévu que quand il lui dirait de s’en aller, elle allait rester jusqu’à s’enfoncer dans les fondations de la maison. Il n’avait pas prévu que ce serait à lui de la sauver. Il n’avait certainement pas prévu de s’en sortir.

Il avait su en voyant la maison ce qu’il aurait dû savoir depuis le début. Leur histoire était gravée dans la roche, depuis leur naissance sans doute. Le soleil et la lune, le feu et la glace, Artemia et Dante. Elle était son boulet parce qu’elle pouvait s’assurer qu’il ne déploie pas ses ailes trop haut, et il était le sien parce que sa simple existence l’empêchait d’un jour se libérer de ses chaînes familiales. Leurs regards s’étaient croisés pour la première fois depuis qu’il lui avait dit adieu, elle l’avait frappé, il n’avait même pas essayé de mettre de masque. Il était fatigué de se battre. Pourtant, ils avaient fait front, tous les deux, main dans la main, contre leurs parents, même si ce n’était que pour la couleur des fleurs et les plans de table. Sa force à elle l’avait fait tenir, et quand ils étaient arrivés devant l’autel, que les vœux avaient été échangés, il n’avait pas pu faire autrement que l’embrasser comme s’il désirait la faire sienne toute entière. Sans doute parce que c’était vrai. La nuit de noces avait été révélatrice, et le diagnostic qui avait fait partir presque tous les autres avait été montré à Artemia, mais elle, elle avait pris sa main, et quand il avait fini de se sentir tomber dans le vide, il l’avait réalisé. Depuis, ils n’en ont pas vraiment reparlé, mais ils semblent tous les deux avoir compris pourquoi leur vie avait été séparée, ils semblent tous deux avoir du mal à se détester, finalement.  Il a soutenu sa candidature au poste de maire, fait des t shirts, lancé des campagnes de pub, dédicacé le plus de temps possible à sa cause en prétendant s’en amuser, parce qu’il croyait en elle et en ses ailes déployées et au feu dans ses yeux. Elle a arraché le diagnostic accroché au mur le jour des résultats pour que Palerme entier n’en lise pas les détails, avant même de penser à elle, et il a pris sa main pour l’emmener jusqu’à l’isoloir. Ils se sont soutenus, une fois qu’ils avaient perdu l’envie de se détruire.

Il y a quelques mois, Milo est parti. Il a pris un avion du jour au lendemain, il a fermé la porte derrière lui, et depuis, la porte de la chambre qu’il avait occupée chez Dante est fermée à clefs, elle aussi. Ses souvenirs se superposent aux autres fantômes du manoir Motisi, comme il se plaisait à l’appeler. Les premières soirées, les premières discussions trop sérieuses à cinq heures du matin, les premières confidences. Il savait, Milo, à quel point Dante ne pouvait pas supporter les départs, à quel point il avait besoin de lui, à quel point il l’aimait. Mais il était parti quand même. La rage au ventre, Artemia l’avait empêché du pire, mais il s’était perdu tout de même dans les bouteilles et les pochettes, dans la musique trop forte et les nuits sans sommeil. Il y a quelques mois, Ezio est arrivé, ses sacs et son chat dans les bras, et il a posé ses valises. Depuis quelques mois, le fantôme de Milo est trop présent, mais ils ne semblent pouvoir l’atteindre qu’en se touchant l’autre. Milo peut aller au diable. Il n’avait pas le droit de le laisser. Ezio est là, lui. Ezio peut supporter la glace. Ezio peut brûler pour lui.