Journal de Celestia Mariano-Santini

2 Mai 1976

Anita s'est moquée de moi. Elle dit qu'il ressemble à un marin qui a le mal de mer, et qu'il a l'air si malheureux que personne ne saura jamais plus le faire sourire. Pourtant à moi, il a souri. Je l'ai vu, derrière la vitre du bus. C'est moi qu'il regardait, je le sais. J'en suis sûre. Ses yeux sombres deviennent rieurs quand il sourit, et moi, j'ai le cœur qui palpite si fort que c'en est douloureux. Mère dit que je devrais cesser d'être si émotive, pourtant je ne peux pas m'empêcher de repenser à ce sourire si plein de lumière qu'il m'a lancée. Et du bond qu'à fait mon cœur au même instant.
Je crois que je suis amoureuse de Francesco Santini.

18 Juillet 1979

Hier, l'Etna est entré en éruption.
J'ai l'impression d'être morte et revenue à la vie. Cet accouchement, c'était tout ce dont j'avais toujours rêvé, c'était mon destin. Elle est notre destin. Ce petit ange, endormi dans son couffin à côté de moi. Son visage paisible et innocent. Elle est si fragile qu'à chaque fois que je la touche, j'ai peur de la briser. Francesco n'a jamais autant souri que depuis qu'il sait que j’attends notre premier enfant. (Anita avait tort). Ce n'était pas forcément prévu si tôt, mais ça a été une évidence. Nous avons décidé de nous marier l'an prochain, pour attendre que Maria soit assez âgée pour comprendre. J'ai besoin de concrétiser plus encore l'amour que j'ai pour Francesco, et je veux que notre famille reste toujours aussi heureuse qu'à cet instant.

14 Novembre 1980

Maria a un an, Francesco et moi nous sommes mariés cet été. J'ai profité d'eux autant que je le pouvais, et c'était si intense, si fort, si plein d'amour. Elpis m'en est témoin, ils sont les soleils de ma vie, et lorsque je les regarde, c'est comme si un volcan bouillonnait dans mon cœur.

27 Février 1988

Nous avons décidé de déménager en Sicile. Ma famille me manque, et je veux que Maria découvre cette île sur laquelle j'ai grandi, ce paradis intemporel, où elle pourra s'épanouir pleinement et devenir la femme incroyable que je sais déjà qu'elle sera. Francesco a été difficile à convaincre. Je sais qu'après plusieurs années en Amérique, retrouver son pays lui a fait du bien, et qu'il aime profondément Naples. Je l'aime aussi, mais j'ai besoin de mes racines. J'ai besoin que ma fille, que ma famille évolue là-bas. Besoin de réfléchir, de faire le point sur ma vie dans un endroit où j'ai pleinement confiance, où je me sens moi-même et entière. A moi aussi, mon pays me manque. Et mon pays, c'est la Sicile.

24 décembre 1991

J'ai cru que jamais nous n'y arriverions... J'allais tout abandonner, et le voilà enfin... Mon second enfant, mon bébé volé, mon fils retrouvé. Je l'entend pleurer et c'est comme si mon cœur se remettait à battre à un rythme régulier, alors que ces dernières années, il était en veille. Nous avions presque perdu espoir, après plus de 5 ans d'acharnement. Mais il est là, je peux le voir, le sentir, l'aimer comme j'en ai toujours rêvé. Maria n'est plus seule, elle non plus, et je sais qu'à ses yeux, ce petit frère est le plus beau cadeau de Noël qu'elle pouvait espérer.
Comme pour sa naissance, celle de mon loup est marqué par la bénédiction d'Elpis.

5 mars 1993

Maria est en détresse. Je le vois, je le sais. Son père me dit de ne pas m'inquiéter, mais je connais ma fille. Ce n'est pas l'adolescence... ni même une passade. Je le vois dans ses yeux, dans les larmes qu'elle croit réussir à me cacher. Mon enfant souffre, et je ne sais pas quoi faire. J'ai peur. Pour la première fois depuis que je mène cette vie idyllique, j'ai terriblement peur...

9 Juin 1993

Elpis, aide-nous.

Suite de la page déchirée

21 Novembre 1995

Mon troisième enfant fête ses deux ans aujourd'hui, et j'ai le cœur serré de le voir si heureux. Nous avons subis quelques coups durs ces derniers mois, mais les choses vont mieux, et reprendre le journal me semblait nécessaire. Adelio est né dans la douleur, mais je sais qu'il aura une vie plus douce. Je lui souhaite en tous cas.
Maria est partie. Elle a 17 ans, et elle souhaitait retourner sur le continent pour ses études. Francesco l'a accompagnée quelques mois, puis nous l'avons laissée seule. Elle donne des nouvelles réguliérement, et revient pour les fêtes. Elle n'est pas là aujourd'hui, mais je sais qu'elle ne pouvait pas faire autrement. Je pense que le petit est triste qu'elle soit absente. Il l'a peu vue en 2 ans, mais elle reste sa grande sœur. J'espère qu'elle est heureuse, comme nous le sommes ici, avec les garçons.

21 Novembre 2011

Aujourd'hui, mon dernier né à 18 ans ! Un âge important. Je suis fière de ce qu'il est devenu. Fier de sa gentillesse, de sa compassion, de son dévouement.
L'an dernier, ma mère nous a quitté, et je sais qu'il en a été très affecté. Elle comptait beaucoup pour lui, et il aurait aimé qu'elle soit présente à ses 18 ans. Mais il y a Maria aujourd'hui, et je sais que cela comble un peu le vide laissé par sa grand-mère. Nous l'avons à peine vue ces dernières années, et elle a beaucoup changée, mais elle reste ma fille, mon bébé, mon premier enfant et une partie de mon âme. Elle doit rester quelques semaines, et j'espère qu'elle et Adel pourront discuter un peu. La différence d'âge n'est pas anodine, et je sais qu'il ne sera jamais aussi proche de Maria qu'il l'est de Luca.

Janvier 2013

C'est comme une punition. Une expiation de nos fautes. Elpis nous met en garde.

Suite de la page déchirée.

2015

Je sens toujours la colère d'Elpis, mais elle semble s'apaiser. C'est bon signe. Je crois qu'elle a enfin décidé que nous avions suffisamment souffert.

2017

Mes enfants me manquent... Je n'ai aucune nouvelle de Maria, et j'ignore même si elle va bien. Elle est comme absente de mon cœur, je ne la sens plus comme avant.
Luca est un homme fort. Il prend soin de son petit frère, et je sais qu'ils se portent au mieux à la grande ville. Palerme c'est la ville de cœur de leur père sur cette île qu'il a découverte avec moi et de laquelle il n'a plus jamais voulu repartir, et je sais que mes garçons s'en sortiront très bien, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'être soulagée qu'ils décident de s'y rendre ensemble. Je sais qu'ils feront attention l'un à l'autre. Je sais qu'ils s'aiment et se soutiennent. Je prie Elpis chaque jour pour eux.

Janvier 2021

Il m'a écrit. Cela n'était pas arrivé depuis des mois. Moi non plus, je n'avais pas écrit dans ce journal depuis des mois, des années... L'absence de mes enfants est une douleur qui ne cesse jamais de se rappeler à moi. Elle est omniprésente, pesante, purulente. Ils me manquent à chaque instant et j'ai l'impression que plus ils sont loin, plus ils disparaissent de mon cœur, tout comme Maria a disparue... Je n'ai pas envie de tous les perdre. Ils sont tout ce que j'ai. Tout ce qui compte. Francesco ne le dit jamais, mais je sais qu'à lui aussi, ils manquent. Il passe ses journées dehors, à regarder le ciel en rêvassant, ou à s'occuper du jardin. Il mange à peine, boit de plus en plus. Il n'a plus de raison de vivre, tout comme je n'ai plus de raison de vivre. Alors cette lettre, c'est comme un nouveau souffle. Je l'ai ouverte sans savoir ce qu'elle allait dire, mais avec une certaine appréhension. Ce que j'y ai lu m'a rassurée, comblée. Mon bébé m'y parle de doute, de souffrance... mais aussi d'amour. Il semble avoir trouvé sa moitié, et le volcan au fond de mon ventre explose de bonheur pour lui. Il a bravé la mort pour en arriver là, et il me dit qu'il est heureux. Qu'il m'aime, moi aussi, et qu'il reviendra vite nous voir. Avec lui, peut-être. Celui qui fait battre son cœur, je l'espère, plus fort encore que le mien en ce moment.
Je retrouve l'espoir, à cet instant.
Et je me tourne vers Elle pour lui dire merci, encore une fois.