Prends sa main ! Chut. Tais toi. Esperia hésite. Le soleil tape sur sa tête malgré le chapeau qu'elle a attrapé ce matin sur le porte manteau de l'entrée. C'est sûrement pour cela qu'elle a les joues si rouges, le cœur qui bat si fort, c'est parce qu'il fait chaud, si chaud, pendant cet été romain. Cosimo lui fait face, avec ses cheveux bouclés et ses yeux rieurs. Il lui tend la main. Prends la ! Prends la ! Esperia ! Et elle la prend. Pour que la voix se taise, ou parce que la voix a raison. Pour que personne ne sache que la voix est là. C'est comme ça que tout commence.  


« Hein ? » Qui a parlé ? Esperia a sursauté. Elle jouait seule avec sa poupée dans l'appartement de maman et papa - elle n'aurait pas dû être dans leur chambre, mais il fait un peu moins chaud ici. Elle est sûre d'avoir entendu quelqu'un. Son regard glisse sur les meubles poussiéreux de la pièce, remonte jusqu'à la porte qui est restée fermée. Les ombres semblent s'étirer autour du lit, elles grandissent jusqu'à la rattraper, et Esperia crie et rampe jusqu'à la porte. Elle est sûre d'avoir entendu quelqu'un parler. Murmurer à son oreille. Un courant d'air qui lui a fait froid dans le dos. Les ombres vont l'attraper. Elle sort en précipitation. Elle ne reviendra pas jouer dans la chambre de maman et papa.


Pia. Esperia caresse la main de cette toute petite fille à laquelle elle vient de donner naissance. Elle est si petite. Si frêle. Elle ne peut même pas la toucher, juste glisser son doigt dans le couffin clos dans laquelle on l'a enfermée pour l'offrir à sa poigne déterminée. Elle est vaillante. Elle vivra. Seule dans cette salle d'hôpital, Esperia laisse rouler une larme. Elle ne sait plus depuis combien de temps elles sont là. Elle ne sait pas comment appeler son enfant. Pia. Non. Pia. Non. Pia ! Pia. Aujourd'hui encore, elle cède. Un petit nom pour un petit bébé. Elle ne sait plus où les voix finissent et où elle-même commence.


Il a posé la question. Le restaurant, autour d'eux, s'est tu. Même la petite vieille dame qui mangeait seule au fond de la salle les regarde d'un oeil inquisiteur. Cosimo sourit avec cet air sûr de lui qu'il maîtrise à la perfection. Devant elle, le petit écrin de velours disparaît sous l'éclat d'un diamant trop gros pour être vrai. Elle n'arrive qu'à se demander si la bague est à sa taille. Ce n'est pas ce qu'il a demandé. Il a demandé de l'épouser. Non. Il veut qu'ils se marient. Non. Est-ce qu'elle veut l'épouser aussi ? Devenir Esperia Pisano et le suivre dans les rêves qu'il lui vend et les passions qu'il lui promet ? Esperia, non ! « Oui. » Ce sera oui. Pour faire taire la voix dans sa tête. Ce sera oui. Elle a gagné, ce soir. Ou alors, elle a tout perdu.


Elle cherche sa soeur partout. Elle n'a qu'un an de moins qu'elle, mais elle en avait quand même la responsabilité. Sa mère va se fâcher, si elle ne la retrouve pas. Elles devaient juste acheter du lait pour le gâteau de ce soir. Ce n'était pas très compliqué. Esperia a le coeur qui bat à tout rompre. Elle a perdu sa soeur. Elle l'appelle à mi-voix, parce qu'elle ne veut pas se faire remarquer. Et si quelqu'un raconte qu'elle a perdu sa soeur ? Leda ? Leda ? Regarde à droite. Elle regarde à droite. Leda est assise sur un banc, les jambes ballantes. Elle mange une glace.


Esperia claque la porte de chez elle en rentrant. Si elle devait nommer une journée comme étant la pire journée de sa vie, ce serait celle-ci. Elle soupire, se laisse glisser au sol et prend sa tête entre ses mains. Les larmes roulent sur ses joues et un grondement monte dans sa gorge, l'étouffe, se mue en cri de rage. Un de ses poings frappe le sol alors qu'elle pleure de plus belle. Pia est chez une amie. Elle peut hurler de tout son soûl. Tu as fait ce qu'il fallait. Tais toi. Tais toi.


Le salon sent le thé et le parfum. Aggripina a invité du monde. Esperia sirote une coupe de champagne, regarde la foule qui rit et échange des mondanités. Tant de visages qu'elle a déjà vus, d'autres qu'elle découvre aujourd'hui. Aggripina resplendit. Esperia se contente de sourire calmement. Et puis elle croise un regard qu'elle essayait d'éviter. Une paire d'yeux bleus et un sourire charmeur. Elle ne devrait pas. Elle soutient le regard. Elle n'a pas besoin de ça. Elle hausse sa coupe dans un signe amical. Un vent d'aventure souffle sur la pièce.